Herbe verte et grasse
Nous accueille à l’ombre fraîche
Délice printanier
— Florent Lidec, haïku au rabais
« Tu es sûr qu’elle est autorisée, cette pelouse ? »
« Quelle question ! Pourquoi ne le serait-elle pas ? C’est une pelouse, allons, pas une terrasse privée. Et puis voilà deux fois que l’on se farcit le tour du parc, tu ne veux pas que l’on s’asseye un peu, par hasard ? Tous les bancs sur lesquels il est possible de s’imaginer assis sans cuire sous le soleil sont occupés, et ceux qui sont libres sont maculés de fiente de pigeon. Alors, pourquoi pas la pelouse ? Il n’y a nul panneau pour mentionner une éventuelle restriction des droits piétons, à défaut d’une interdiction ; « qui ne dit mot consent », dit l’adage. Mettons-nous là, à l’ombre de cet arbre, nous serons très bien. Voilà. Alors, tu n’es pas bien ? Si ? Tu vois, qu’est-ce qu’on te disait. On a de la chance, l’herbe a bien séché ces derniers jours. C’est très agréable après ces semaines de pluie ininterrompue ; et comble de l’extase, le gazon encore bien vert n’a pas perdu de sa souplesse. Il reste moelleux et frais au toucher ; accueillant. Bien plus que ces petits bancs sombres et poussiéreux placés en rond autour du kiosque. Vus d’ici, qu’ils ont l’air mesquin, ces bancs. En y pensant un peu, on en sentirait presque les lattes dures nous endolorir le grand fessier – mais on n’y pense pas. Quelle idée ! Ce serait risquer d’éprouver de la compassion pour tous ces pauvres gens assis là-bas, sur ces petits bancs à la fois mesquins et sombres et poussiéreux, à transpirer devant le kiosque posé sur un lit morne et plat de gravier surchauffé. Les malheureux. Sans doute ont-ils cru que la pelouse était interdite. En attendant, on ne va pas se plaindre de leur absence. On va même jouir de ce calme et se fendre d’une petite sieste, tiens. »
Sur votre droite et devant vous, les petits bancs sombres, mesquins et poussiéreux.
Sur votre gauche, un kiosque.
Partout, un lit de silex surchauffé.
C’est à cet instant délectable, celui où l’on s’allonge en fermant les yeux, bercé par le champ des passereaux, qu’un pas lourd se fait entendre. D’abord à peine perceptible, il se rapproche rapidement. Viennent ensuite les premières sommations :
« M’sieurs-dames ! La pelouse n’est pas autorisée. »
Vite. Ne pas réagir. S’endormir. Il va passer son chemin.
Encore quelques pas.
« M’sieurs-dames ! »
Il parle sûrement à d’autres gens. Surtout, ne pas ouvrir les yeux.
« M’sieurs-dames, sortez de la pelouse, s’il vous plaît. »
On ouvre un œil las. Le gardien est juste au-dessus de nous, dans son habit de travail tendu sur une bedaine respectable. D’où l’on se trouve, on aperçoit d’autant mieux la luxuriance moite de ses narines palpitantes que l’homme, investi d’une mission supérieure et gonflé de son importance supposée, garde tête haute et torse bombé. Bougon, on se relève et on obtempère. Il fait trop beau pour ferrailler, même en paroles ; ou peut-être est-on un peu lâche — peu importe, pour tout dire.
« Tu vois, je le savais qu’elle était interdite, cette pelouse. » Vaincu, on hoche la tête, et, avec les autres, on va s’asseoir sur les sombres et mesquins petits bancs poussiéreux, entre les fientes de pigeon.
Le dos d’une carpe de belle taille. Ceci n’a aucun rapport avec mon propos.